Le triomphe de la culture bohémienne?
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Date: 29 avril 2015Auteur: Daniel Nadeau
Il fut une époque où se voir qualifier de « bohèmes » dans le monde des affaires n’était pas bienvenu. Tout cela a changé depuis l’avènement du Web 2.0 alors que l’urbaniste Richard Florida a fait de cette culture bohème l’un des ressorts les plus puissants de la croissance économique des villes au 21e siècle. L’auteur du livre The Rise of the Creative Class a propagé l’idée selon laquelle l’ingéniosité individuelle peut combler le vide laissé par le déclin des institutions.
Richard Florida a une estime incommensurable envers les nouveaux médias et les nouvelles technologies de l’information qui sont issues de la Silicon Valley. Pour ce dernier, les directives organisationnelles ou institutionnelles, les règles étouffent la créativité. Il préfère plutôt adhérer aux valeurs de méritocratie et d’ouverture qui sont le fondement de la créativité et de l’innovation. Pour Florida, la fin de la stabilité professionnelle a brisé les chaînes qui retenaient la créativité et a éliminé l’aliénation au travail.
Richard Florida prétend même que les nouvelles technologies de l’information ont permis de réaliser l’utopie décrite par Karl Marx au 19e siècle, mais d’une façon inattendue : « C’est ce qui est actuellement en train de se produire sous nos yeux, mais pas comme Marx l’avait prévu, ce dernier ayant annoncé que le prolétariat se soulèverait pour s’approprier les usines. En fait, les travailleurs qui contrôlent les moyens de production sont maintenant plus nombreux que jamais, car les moyens se trouvent dans leurs têtes : les travailleurs sont eux-mêmes les moyens de production » (Richard Florida, The Créative Class, p. 77, citation tirée de Astra Taylor, Démocratie.com, Montréal, Lux éditeur, 2014, p. 71).
Pour Richard Florida, la cause est entendue. Le capitalisme s’est maintenant ouvert aux talents des groupes d’excentriques ou d’anticonformismes autrefois exclus. En plaçant ces marginaux au cœur même du processus d’innovation et de croissance économique, il a engendré la grande mutation. Cette grande mutation n’est rien d’autre selon Florida que la résolution de la tension séculaire opposant les deux systèmes de valeurs que sont l’éthique protestante du travail et l’éthique bohémienne. Il en résulte selon Florida, une nouvelle culture soit celle de l’éthique de la création. (Astra Taylor, p. 71)
Bref, selon la thèse de Richard Florida, plus un paysage urbain est coloré par des esprits créatifs, plus l’indice « bohémien » d’une ville est élevé, et plus cette dernière voit ses probabilités de réussite économique grimper.
Cette vision est très optimiste. Le recul des institutions dans nos sociétés. La multiplication de la précarité dans le marché de l’emploi n’est pas pour autant le présage d’un monde meilleur. Lisons ce qu’en pense Astra Taylor : « Cependant, l’expérience montre que le recul des institutions ne débouche pas nécessairement sur un monde plus intègre et plus égalitaire : bien que le travail et l’existence aient gagné en flexibilité, les gens ont aussi perdu leurs attaches et flottent au gré des vents du marché; bien que les vieilles hiérarchies aient été renversées, les inégalités et l’instabilité économique se sont accentuées; bien que le nouveau système valorise le potentiel et l’innovation, c’est au détriment des réalisations du passé et de l’expérience acquise, qui sont ignorées; bien que l’existence soit désormais moins prévisible, elle est aussi plus précaire, la responsabilité ayant été transférée de l’entreprise et l’État à l’individu » (Astra Taylor, Démocratie.com, p.70).
Bref, aussi attrayante soit la thèse de Richard Florida sur l’indice bohémien et aussi attractives que puissent être les nouvelles technologies de l’information et les nouveaux appareils créés par Apple et ses concurrents, le monde des humains demeure un monde d’humains. Il est imparfait.
Le monde nouveau qu’initie pour nous l’univers du Web 2.0 offre autant de nouveaux défis qu’il présente des embûches. C’est une fois encore le génie humain de la vraie sociabilité qui devra trancher. Comme tous le savent, un marteau n’est ni bon, ni mauvais. Ce qui peut être bon ou mauvais c’est l’utilisation que nous en faisons. Avec un marteau, on peut construire un abri, une maison, mais on peut aussi assassiner son voisin. Les nouvelles technologies c’est bien, l’indice bohémien c’est intéressant, mais le bon jugement des humains c’est nettement mieux…