Les réseaux sociaux rendent malheureux

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Date: 1 mars 2019
Auteur: Daniel Nadeau

Parfois, de petits livres de rien sont source d’inspiration. Je veux vous écrire au sujet du professeur Gérald Bronner qui enseigne la sociologie à l’Université de Paris-Diderot. Il s’intéresse à l’exploration de nos croyances collectives dont il veut en comprendre les rouages. Qui dit croyance collective n’est jamais loin de l’opinion publique qui est en soi l’addition de nos croyances et de nos certitudes mises à l’épreuve de nos débats quotidiens.

Dans son dernier livre intitulé ; Cabinet de curiosités sociales paru aux Presses universitaires de France à l’automne 2018, Gérald Bronner rassemble ses curiosités qu’il a collectionnées dans ses chroniques des revues Pour la Science et La Revue des Deux Mondes : « il s’agissait pour moi de mettre sous une vitrine analytique les exemples que je pouvais rencontrer dans mes rêveries ou mes voyages. La plupart du temps ces curiosités je les trouvais dans mon quotidien. » (Gérald Bronner, Cabinet de curiosités sociales, Paris, PUF, 2018, p. 10)

Au début de son livre, la première curiosité collectionnée par Bronner porte sur les réseaux sociaux. Voici ce que cela donne : « Quatre chercheurs en sciences de l’information des universités allemandes de Humboldt et de Darmstadt ont mené une étude dont les résultats ont suscité de nombreux commentaires. Elle montre notamment que l’utilisation de Facebook, le réseau social en ligne qui compte plus d’un milliard d’utilisateurs, crée beaucoup de frustration et de jalousie. Pourquoi ? Parce que sur ce réseau social, comme sur d’autres, chacun a tendance à se mettre en scène et donner de sa vie un aperçu souvent flatteur. Cette exhibition peut créer chez celui qui en est le témoin un sentiment d’insatisfaction. Cette personne peut facilement avoir l’impression, par comparaison, que sa vie est moins intéressante en moyenne que celle de ses amis.

Parmi les 600 personnes sur lesquels portait cette expérience, près de 40 % d’entre elles avaient le sentiment d’être plus malheureuses après s’être connectées au célèbre réseau, et ce sentiment était encore plus fort parmi les personnes qui ne publiaient rien sur leur mur. Elles ressentaient, plus que les autres, solitude, colère, ressentiment. Parmi toutes ces informations qui les blessaient, les premières causes de cette frustration étaient les photos de vacances de leurs amis ! Ce type de sentiment n’a certes pas attendu l’apparition d’Internet pour exister, mais il est vrai que le web peut l’amplifier lorsqu’il donne une plus grande visibilité à la mise en scène de la réussite des autres. » (Gérald Bronner, Ibid. p. 11-12)

Il est intéressant de rapporter l’existence d’une telle étude et cela rejoint notre sentiment que les réseaux sociaux sont un lieu où peut voir se manifester le pire et le meilleur des humains. Ce qui est le plus remarquable de la collection des curiosités que rassemble Gérald Bronner pour ses lecteurs, c’est les liens qu’il peut faire avec des éléments de notre culture plus classique.

Ainsi, pour les réseaux sociaux, Bronner fait un lien avec l’œuvre d’Alexis de Tocqueville, ce magistrat et historien français, le premier sociologue de l’Amérique, qui s’est intéressé tant aux États-Unis qu’au Canada français : « Ces résultats sont étonnants, mais ils n’ont rien d’étonnant pour qui a lu Alexis de Tocqueville. Celui-ci a souligné avec une grande clairvoyance le fait que les sociétés démocratiques engendrent, par nature, un taux de frustration supérieur à tous les autres systèmes sociaux en raison des principes sur lesquels elles sont fondées : récompense du mérite et revendication de l’égalité de tous… l’âme des citoyens… était atteinte d’un mal étrange : une forme de mélancolie fondée sur l’injonction paradoxale de l’ambition et de l’insatisfaction. C’est que contrairement aux sociétés traditionnelles, le destin de chacun y parait ouvert. Nul ne peut savoir s’il sera destiné à la réussite économique ou à la déchéance, par conséquent il est permis à tous d’espérer. » (Gérald Bronner, Ibid. p. 12-13)

En quoi cela est-il lié aux réseaux sociaux ? Bronner explique : « Ce que n’avait pas pris en compte Tocqueville dans ses réflexions c’est que la réussite d’autrui ne nous blesse que s’il elle est visible. Or, l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux opère une profonde mutation de la visibilité sociale et de la possibilité de mise en scène de la réussite de chacun. Nous avons beau avoir souvent conscience qu’il peut agir d’un jeu de dupe, il semble que nous n’ayons pas toujours assez de sagesse pour qu’il ne nous blesse pas. » (loc. cit.)

De nombreux autres sujets sont abordés dans ce petit livre de curiosités de Bronner. Un véritable trésor ces curiosités et un prétexte à la réflexion sur notre quotidien. C’est un genre de livre dont on est envieux. On est jaloux du regard pénétrant de l’auteur sur des objets de notre quotidien. Un livre fortement recommandé. Bonne réflexion et soyez curieux…

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