L’opinion publique : comprendre sa nature, son influence
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Date: 23 avril 2019Auteur: Daniel Nadeau
Éléments d’histoire
Parmi celles et ceux qui liront ce billet, l’opinion publique est facile à définir. C’est l’opinion de la majorité sur une question. Pour nombre d’entre eux, ce sera l’opinion de la majorité mesurée au moyen des sondages d’opinion. Pourtant l’opinion publique c’est bien plus et cela emprunte de nombreux chemins. Cherchons à en saisir l’essentiel.
Une histoire de l’opinion publique
Thucydide fut le premier historien à étudier l’opinion publique. Dans son ouvrage sur la Guerre du Péloponnèse, celui-ci choisit de faire le récit de ce conflit au moyen de l’étude de l’opinion publique. Dans la citation qui suit, Thucydide relate la volonté des chefs de guerre de connaître l’opinion de « leurs concitoyens » sur le conflit contre Athènes :
“Spartans, those of you who think that the treaty [with Athens] has been broken and that Athenians are aggressors get up and stand on one side. Those who think so, stand on the other side” and he pointed out to them where they were standing. They there rose to their feet and separated into two divisions. The great majority were of the opinion that the treaty had been broken[i].
Rappelons ici, question de « factualité historique », que ceux qui étaient ainsi appelés à choisir l’une ou l’autre voie et à influencer ainsi la décision des chefs de guerre n’étaient pas tous les citoyens; les femmes et les esclaves étant exclus de ce vote. Cela signifie que l’opinion publique évoquée ici par Thucydide dans son récit de la Guerre du Péloponnèse n’est pas de même nature que l’opinion publique que nous voulons, pour notre part, mettre en scène.
Ce n’est pas non plus l’opinion publique du temps des César, de la « grande Rome » et du cirque. Sous César, l’opinion publique s’exprimait au cirque :
La toute-puissance de l’opinion majoritaire est symbolisée dans les clameurs du cirque décidant de la mort ou de la vie des gladiateurs vaincus. Il revenait alors à l’empereur de tirer les conclusions des mouvements d’humeur de la foule en baissant ou en levant le pouce pour sceller le sort du vaincu[ii].
L’opinion publique qui nous intéresse n’est pas non plus celle que nous fait découvrir Bernard Guénée dans son récent ouvrage sur l’opinion publique au Moyen-Âge dans la chronique du Religieux de Saint-Denis. Durant la lecture de cet ouvrage fort intéressant, on voit poindre l’intérêt des gouvernants pour l’opinion qu’entretiennent leurs gouvernés sur leurs actions. Ce qui est remarquable dans ce récit, c’est de prendre la mesure de l’importance qu’accordent les gouvernants pour l’opinion de leurs serfs. Non seulement veulent-ils connaître ces opinions, mais celles-ci viennent orienter leurs actions de manière différente pour s’emparer ou se maintenir en position de pouvoir[iii].
L’opinion publique qui nous intéresse ne peut aussi se reconnaître dans l’œuvre de Nicolas Machiavel, même si les contours de ce qu’il décrit commencent à prendre la forme moderne que revêtira plus tard l’opinion publique telle que l’auteur la définit. Machiavel, dans son ouvrage Le Prince, propose à des gouvernants une série de conseils, prenant appui sur la force ou sur la « vertu » pour s’emparer ou se maintenir au pouvoir. Dans une Italie divisée, Machiavel insiste souventes fois pour recommander fortement aux princes de ne pas négliger l’opinion de leurs sujets : « Je conclurai seulement qu’il est nécessaire qu’un Prince se fasse aimer de son peuple : autrement il n’a remède aucun en ses adversités[iv] ».
Dans ce court extrait, Machiavel évoque le caractère incontournable du soutien populaire dans la recherche de la légitimité par l’adhésion des gouvernés. C’est sur ce point que la pensée de Machiavel préfigure l’opinion publique moderne.
Au xviiie siècle, philosophes et économistes, libres penseurs, font de l’opinion publique « la reine du monde »[v]. William Temple, pour sa part, la considérait comme la source de l’autorité politique. Il écrit en 1671 : « L’opinion forme la base et le fondement de tout gouvernement »[vi].
C’est au philosophe français Jean-Jacques Rousseau que l’on attribue la paternité de l’expression opinion publique, bien que le sens que celui-ci lui donne soit différent de son acceptation contemporaine. « L’opinion d’autrui dans la société est l’expression collective des valeurs morales et sociales d’un peuple, les sentiments et les convictions partagées »[vii].
L’historien anglais Keith Baker, dans un article publié en 1997 dans la revue Les Annales, affirme pour sa part que c’est au xviiie siècle que le concept d’opinion publique prendra les connotations propres à l’esprit des Lumières et deviendra une force politique sur laquelle il faudra désormais compter.
Pour appuyer ses dires, Baker cite l’homme politique français Necker qui agissait alors comme ministre des Finances de Louis xvi : « Pour Necker, l’opinion publique est l’esprit de société : c’est un tribunal où tous les hommes qui attirent sur eux des regards sont obligés de comparaître : là, l’opinion publique, comme du haut d’un trône, décerne des prix et des couronnes, fait et défait des réputations »[viii].
Mais l’opinion publique décrite par Keith Baker à partir des propos de Necker n’est pas encore celle que commentera et définira Habermas dans son ouvrage L’espace public. Baker fait plus allusion à cette opinion publique proche de celle de Guénée, qu’Arlette Farge décrit dans son livre sur l’opinion publique à l’époque de la Révolution française[ix]. Arlette Farge met en scène des rumeurs de foule, des propos entendus dans les cafés et dans les lieux publics, sur la vie et les actions des gouvernants de l’époque. Elle met aussi en lumière le fait que les gouvernants s’intéressaient à un tel point à ces rumeurs, à ces « qu’en-dira-t-on », qu’ils mettent leur police à l’œuvre pour récolter par l’espionnage et les dénonciations les précieuses informations relatives à l’opinion du peuple sur eux. Ces dirigeants y prêteront tant d’importance qu’ils emprisonneront des gens pour leurs opinions qu’ils jugeront dommageables à leur gouvernement.
De nombreux autres travaux d’historiens permettent de voir l’émergence de cette opinion publique à la même période en Angleterre. Le livre de Jean Raymond sur le développement des pamphlets en relation étroite avec les querelles religieuses et le développement des technologies d’imprimerie[x] est une autre illustration de ce phénomène.
[i] Lee Benson, “An Approach to the Scientific Study of Past Public Opinion”, Public Opinion Quarterly, volume 31, No. 4, Winter 1967-1968, à la p. 538.
[ii] Judith Lazar, L’opinion publique, Paris, Éditions Syrey, 1995, 164 p.
[iii] Bernard Guénée, L’opinion publique à la fin du Moyen-Âge d’après la « Chronique de Charles vi » du Religieux de Saint-Denis, Paris, Perrin, 2002, 270 p.
[iv] Nicolas Machiavel, Le Prince, à la p. 319.
[v] Judith Lazar, op.cit., p. 10.
[vi] Ibid.
[vii] Mona Ozouf, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française. Paris, Gallimard, 1986.
[viii] Keith Baker, « Politique et opinion publique », Les Annales, janvier-février 1987.
[ix] Arlette Farge, Dire et mal dire : L’opinion publique au xviiie siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 310 p.
[x] Joad Raymond, Pamphlets and Pamphleterians in Early Modern Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 403 pages.
À suivre demain sur ce blogue dans un autre billet du blogue de Nadeau Bellavance…