L’opinion publique : comprendre sa nature et son influence 5
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Date: 29 avril 2019Auteur: Daniel Nadeau
L’opinion publique : les débats
Dans son ouvrage sur la France contemporaine, Charles Seignobos consacrait à l’affaire de Panama un paragraphe intitulé « Effet de la crise sur l’opinion publique »[i].
Jean-Jacques Becker, qui nous rappelle ce fait, explique la pensée de Seignobos :
« Allant d’ailleurs plus loin que son titre ne l’indiquait, il montrait que, sous la pression de l’opinion publique, tout un personnel républicain avait été éloigné de ses affaires, et que les nouveaux venus avaient la fibre républicaine moins sensible que leurs devanciers parce qu’ils n’avaient pas eu à souffrir pour la République. En quelques lignes, l’illustre historien de l’époque positiviste avait réussi à poser un certain nombre de problèmes fondamentaux, la façon dont les événements pèsent sur l’opinion, la façon dont l’opinion pèse sur l’événement et il avait mis en valeur ce va-et-vient qui fait l’ambiguïté, la difficulté et la richesse de l’histoire de l’opinion publique[ii]. »
Ce n’est pas un hasard si un historien comme Seignobos s’intéresse à l’opinion publique en 1921. C’est une époque faste du développement de ce concept à l’enseigne du positivisme. Dans un numéro de la revue Hermès[iii], Dominique Reynié et Loïc Blondiaux, indiquent que la période qui s’étend de 1888 à 1938 est un moment faste du développement d’une pensée sociologique et philosophique qui s’interroge sur la nature même de l’opinion publique.
Parmi les travaux majeurs de cette époque, il faut noter ceux de James Bryce (1888)[iv], de Abbott L. Lowell (1913)[v], de Charles H. Couleq (1909)[vi], de Walter Lippman (1925)[vii], de John Rowey (1929)[viii] et de George Gallup (1939)[ix].
Ces différents auteurs s’intéressent tout particulièrement à la nature même de l’opinion publique, à l’espace public, à l’existence ou non d’un public rationnel, à la compétence ou à l’incompétence du citoyen-électeur, à la relation entre élites éclairées et masses dirigées et à l’utilisation des sondages d’opinion.
James Bryce fut l’un des politologues anglais les plus influents de la fin du xixe siècle aux dires de Dominique Reynié[x]. Pour James Bryce, « l’étude de l’opinion publique est ancrée dans une démarche sociologique beaucoup plus que juridique ou philosophique »[xi]. Bryce propose ainsi une analyse proprement psychosociologique de l’opinion publique.
Il est intéressant de lire les mots mêmes de Bryce nous décrivant le processus de formation de l’opinion publique. Cela justifie la longue citation qui suit :
« Un homme d’affaires lit dans son journal, au déjeuner, les événements de la veille. Il lit que le prince Bismarck a annoncé une politique de protection pour l’industrie allemande ou que M. Henry George a été désigné pour le poste de maire de New York. Ces faits éveillent dans son esprit des sentiments d’approbation ou de désapprobation, qui sont plus ou moins énergiques selon qu’il éprouve plus ou moins de prédilection pour le protectionnisme ou pour M. Henry George, et naturellement aussi selon qu’il est plus ou moins intéressé personnellement à ces questions. Ils font espérer certaines conséquences qui doivent en être le résultat. Ni ce sentiment ni cette espérance ne sont basés sur un raisonnement conscient – notre homme d’affaires n’a pas le temps de raisonner à son déjeuner – ce sont des impressions qui se sont formées au moment même. Il passe à l’article de fond du journal, et son sentiment ou ses espérances sont confirmés s’il les trouve partagés par le journaliste, ou affaiblis dans le cas contraire. Il se rend à son bureau en chemin de fer, il cause avec un ou deux amis, et il voit qu’ils approuvent ou non ses impressions encore faibles. Dans sa maison de commerce, il rencontre son associé et il trouve un tas de journaux sur lesquels il jette un coup d’œil; il subit encore l’influence de ce qu’ils disent, et c’est ainsi que dans l’après-midi son esprit commence à s’arrêter à une idée nette; il approuve ou désapprouve la déclaration de Bismarck et la désignation de M. George. Pendant ce temps, le même travail s’est fait dans l’esprit d’autres personnes, et surtout dans celui des journalistes, dont l’occupation consiste à découvrir ce que pense le peuple. Le journal du soir a réuni les opinions des journaux du matin, et il est un peu plus affirmatif dans sa prévision des résultats. Le lendemain, les grands journaux contiennent des articles encore plus précis et plus affirmatifs dans lesquels ils approuvent, condamnent ou prédisent les conséquences qui en résulteront; et l’opinion des esprits ordinaires, fluide et indéterminée jusqu’ici, a commencé de se cristalliser en une masse solide. Voilà la seconde phase. Alors commencent les discussions et les controverses. Les hommes et les journaux qui approuvent la présentation de M. George discutent avec ceux qui ne l’approuvent pas; ils voient quels sont ses partisans ou ses adversaires. L’effet de ces controverses est de faire abandonner aux partisans des deux côtés les arguments dont la faiblesse a été démontrée; de les confirmer dans d’autres qui leur paraissent bons, et de leur faire prendre une position nette pour où contre. Voilà la troisième phase.
On arrive à la quatrième quand il faut agir. Quand un citoyen doit voter, il vote comme membre d’un parti : ses préventions et sa fidélité au parti l’entraînent et étouffent en général l’hésitation ou la répulsion qu’il aurait pu éprouver. Quand on fait aller les citoyens au scrutin, on produit le même effet que lorsqu’on fait passer un rouleau à vapeur sur les pierres récemment étendues sur une route : les formes angulaires, les pierres en saillie sont enfoncées, et on a une surface uniforme et lisse qui n’existait pas auparavant. Quand un homme a voté, il est engagé : à partir de ce jour, il a intérêt à défendre l’idée qu’il a cherché à faire prévaloir. De plus, l’opinion, qui était probablement multiple au moment du vote, n’a plus ensuite que deux formes. Il y a une idée qui a triomphé et une autre qui a été vaincue[xii]. »
Pour Bryce, il est évident que l’électeur n’est pas un être guidé par sa raison, un être éclairé qui n’agit qu’en fonction de l’intérêt général. Bryce s’interroge sur le fondement de l’acte électoral à une époque où il s’étend à de nouvelles catégories sociales et qui gagne des adhésions dans de nouveaux pays.
« La masse est donc capable d’avoir des sentiments, plutôt que des pensées; et ces sentiments sont basés sur un petit nombre de considérations générales et de raisonnements simples… On me dira peut-être que si cette analyse est vraie des classes ignorantes, elle ne l’est pas des classes instruites. Elle est moins vraie de cette classe qui s’occupe surtout de politique en Europe, et qui certainement raisonne, bien ou mal d’ailleurs. Mais elle ne s’applique pas moins aux commerçants et aux membres de diverses professions qu’aux classes ouvrières : car on ne trouve, parmi les uns comme parmi les autres, que peu de personnes qui se donnent la peine nécessaire, ou qui en aient le loisir ou les connaissances nécessaires pour se faire une opinion indépendante[xiii]. »
Pour ce politologue, il est évident que l’opinion publique est créée par une minorité agissante : « Mais l’opinion ne se développe pas simplement, elle est aussi créée. Il n’y a pas seulement la classe passive des citoyens : il y a aussi la classe active, qui s’occupe avant tout des affaires publiques, qui aspire à créer et à diriger l’opinion[xiv] ».
Même si Bryce accorde une grande importante à une élite dans la formation de l’opinion, il n’en reconnaît pas moins un crédit à la majorité passive qui influe sur l’opinion :
« Il ne faut pas oublier l’influence qu’exerce constamment sur eux [l’élite agissante]. Quelquefois, un homme d’État ou un journaliste éminent s’engage dans une voie où il n’est pas suivi par ceux qui sont généralement de son avis. Il s’aperçoit qu’ils ne le suivent pas, et qu’il faut choisir entre l’isolement et un changement d’opinion. L’homme d’État peut quelquefois se permettre de choisir l’isolement, et il lui arrivera, mais très rarement, de réussir à imposer sa volonté et ses idées à son parti. Le journaliste est cependant obligé de rebrousser chemin s’il s’est engagé par mégarde dans une voie qui ne plaît pas à sa clientèle, parce que les propriétaires du journal songent avant tout à la vente[xv]. »
Cela explique aux yeux de Bryce l’importance de prévoir la direction de l’opinion, ce qui l’amènera à se faire le précurseur de l’« opinion sondée » : « Pour éviter cette alternative désagréable, l’homme d’État ou le journaliste est en général sur le qui-vive pour sonder l’opinion publique avant de s’engager à propos d’un événement nouveau. Il essaie de tâter le pouls de la masse des citoyens[xvi] ».
[i] Charles Seignobos, Histoire de la France contemporaine. Tome viii. L’Évolution de la iiie République (1875-1914), Paris, Hachette, 1921, p. 166.
[ii] Jean-Jacques Becker, « L’opinion », dans René Rémond, Pour une histoire politique, Coll. « Point », Paris, Éditions du Seuil, p. 161-165.
[iii] Dominique Reynié et Loïc Blondiaux, « L’opinion publique. Perspectives anglo-saxonnes », Hermès, no 31, Paris, CNRS Éditions, 2001, 285 pages.
[iv] James Bryce (1888)
[v] Abbott L. Lowell (1913)
[vi] Charles H. Couleq (1909)
[vii] Walter Lippman (1925)
[viii] John Rowey (1929)
[ix] George Gallup (1939)
[x] Dominique Reynié, op.cit., p. 31.
[xi] Idem, p. 32.
[xii] James Bryce, « La nature de l’opinion publique », Hermès, 31, 2001, p. 33 et 34.
[xiii] « L’opinion publique. Perspectives Anglo-saxonnes », Hermès, loc.cit.
[xiv] Ibid, p. 36.
[xv] Ibid, p. 37.
[xvi] Ibid.