L’opinion publique : comprendre sa nature et son influence 6

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Date: 30 avril 2019
Auteur: Daniel Nadeau

L’opinion publique : les débats 2

Cela explique aux yeux de Bryce l’importance de prévoir la direction de l’opinion, ce qui l’amènera à se faire le précurseur de l’« opinion sondée » : « Pour éviter cette alternative désagréable, l’homme d’État ou le journaliste est en général sur le qui-vive pour sonder l’opinion publique avant de s’engager à propos d’un événement nouveau. Il essaie de tâter le pouls de la masse des citoyens[i] ».

James Bryce

James Bryce

Bryce appelle à la création d’un gouvernement de l’opinion publique :

« Comment s’assurer de la volonté de la nation autrement qu’en comptant les voix? Ce que je tiens à montrer, c’est que, même là où le mécanisme pour peser ou mesurer la volonté populaire d’une semaine à l’autre ou d’un mois à l’autre, n’a pas été inventé et n’est pas prêt de l’être[ii], il peut se faire que les chefs, ministres ou législateurs, soient portés à agir comme s’il existait, c’est-à-dire qu’ils observent toutes les manifestations de l’opinion publique courante, et qu’ils cherchent à agir d’après les idées qu’ils se font de ces manifestations. Dans ce cas, la masse des citoyens ne perd pas de vue les affaires publiques, car elle sent que c’est elle qui gouverne réellement, et que ses représentants, exécutifs ou législatifs, sont plutôt ses serviteurs que ses représentants[iii]. »

Lowell, pour sa part, apparaît comme un grand théoricien de l’opinion publique. Dans un ouvrage publié en 1913 intitulé Public Opinion and Popular Governement[iv], il cherche à comprendre pourquoi il y a un mouvement qui pousse à envisager l’opinion publique vers la mesure quantitative. Considérant que l’opinion publique est avant tout une opinion commune, il s’efforce ensuite de déterminer la forme sous laquelle s’exprime ces « opinions communes ». Pour Lowell, ce n’est pas tant la quantité d’une opinion qui fait sa force, mais sa publicité. Il fait une nette distinction entre l’opinion du plus grand nombre et l’opinion publique : « La quantité n’est pas la forme de l’opinion publique; c’est pourquoi [il établit] une distinction entre l’”opinion majoritaire” et l’”opinion publique authentique”[v] ».

Lowell, bien avant la naissance des sondages, précise que :

« L’opinion publique n’est pas, au sens strict, l’opinion de la majorité numérique, elle n’en est jamais la simple mesure, puisque les conceptions individuelles sont toujours jusqu’à un certain point à la fois pesées et dénombrées. Mais si l’opinion publique authentique ne se compte pas, alors elle ne peut résulter des procédures et des institutions qui reconnaissent le fait majoritaire et assurent le décompte des voix, à l’unité près[vi]. »

Abbott L. Lowell

Abbott L. Lowell

Lowell fait des croyances et des représentations un important fondement de la formation de l’opinion publique. À cet égard, il cite les travaux de Gabriel Tarde :

« Une remarque supplémentaire doit être faite avant d’abandonner la question du lien entre opinion publique et opinion de la majorité. Le dernier Gabriel Tarde, avec la grande perspicacité qui le caractérise, insistait sur l’intensité des croyances comme facteur important de la propagation des opinions[vii]. »

Lowell fait de l’opinion publique le véritable fondement du gouvernement populaire; c’est en fait à l’opinion éclairée qu’il fait allusion comme « opinion publique authentique » et non pas à l’opinion pesée et comptée.

Pour Lowell, l’opinion publique présuppose un contenu, une substance qui est conséquente du fait qu’un groupe d’hommes n’est politiquement capable d’une opinion publique que dans la mesure où ils sont parvenus à un accord sur les fins et les buts du gouvernement et sur les principes selon lesquels ces fins doivent être atteintes[viii].

Lowell rejoint Bourdieu lorsqu’il affirme qu’« il est évidemment prudent de soumettre, autant que possible, au jugement des gens les questions sur lesquelles ils ont ou peuvent avoir des opinions, et non celles sur lesquelles ils n’en ont aucune[ix] ».

C’est ce qui explique que pour Lowell, l’opinion publique, ce n’est ni le vote, ni le Parlement, mais le résultat d’une opinion informée ou compétente. On voit poindre dans ces idées exprimées par Lowell la préfiguration des débats ultérieurs sur les liens entre élite et peuple dans la conduite des affaires publiques. Lowell reconnaît toutefois, même s’il plaide pour une opinion informée et compétente, l’incompétence éventuelle des gouvernés, ce qui à ses yeux n’invalide pas pour autant leur capacité de choisir et de désigner les institutions et les individus qui auront la compétence de trancher les débats démocratiques[x].

Dominique Reynié affirme que Lowell « inscrit son analyse dans une approche nettement plus marquée par le poids du déterminisme mis en lumière par les sciences sociales, que par la figure philosophique du sujet rationnel[xi] ».

 

[i] James Bryce, « La nature de l’opinion publique », Hermès, 31, 2001, p. 33 et 34.

[ii] Rappelons que ce texte a été écrit en 1888.

[iii] Hermès, loc.cit., p. 163 et 164.

[iv] Abbott L. Lowell, Public Opinion and Popular Governement,

[v] Hermès, loc.cit. p. 40.

[vi] Dominique Reynié (sur Lowell), Hermès, loc.cit. p. 40.

[vii] Hermès, loc.cit., p. 47. Voir aussi : Gabriel Tarde, Les transformations du pouvoir, Paris, Alcan, 1898, 266 pages.

[viii] Hermès, loc.cit. p. 40.

[ix] Ibid, p. 53.

[x] Ibid, p. 42.

[xi] Ibid, p. 41.

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