L’opinion publique : comprendre sa nature et son influence 9
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Date: 3 mai 2019Auteur: Daniel Nadeau
Conclusion
Trois dimensions fondamentales ressortent de notre étude sur l’opinion publique relatée ici dans nos billets depuis près de deux semaines. La première est la définition de l’opinion publique comme expression caractéristique de la modernité politique. Deux traits caractéristiques se dégagent de ces diverses contributions : l’accent placé sur le caractère public et collectif du processus de formation de l’opinion, et l’évocation du thème transcendant de la rationalité de cette opinion.
La deuxième dimension concerne la nature même du public. La compétence et l’information du public, la suggestibilité de l’opinion, son degré de contrôle par la publicité et les élites et sa possibilité d’émancipation, selon Habermas par exemple, sont au cœur des préoccupations des chercheurs sur l’opinion publique.
La troisième dimension de cette imposante littérature se consacre aux transformations opérées par l’introduction des techniques de sondage sur la manière de penser l’opinion publique.
Que conclure de tout cela?
De façon générale, il est possible de scinder l’histoire des théories de l’opinion publique en trois moments :
- De l’Antiquité à la fin du Moyen-Âge, l’opinion des hommes ordinaires, où l’opinion du vulgaire, est stigmatisée comme l’expression d’un ensemble de préjugés que les esprits savants doivent ignorer, mais que les princes doivent surveiller et conduire.
- De la Renaissance à la fin du xviiiesiècle, le déploiement de l’imprimerie favorise la constitution d’un public éclairé. Les lecteurs accèdent à l’énoncé public depuis le nouvel espace éminemment privé du for intérieur. D’un autre côté, les guerres de religion font éclore les premières grandes batailles d’opinion, où s’imposent les modalités et les acteurs bientôt familiers. Les phénomènes suivants apparaissent : cause à défendre, convictions, interpellations, exercice de la critique, justifications publiques, médias de masse, manifestations, diffusion de la compétence. Les progrès de la bourgeoisie, permettent l’apparition des pétitions, de la propagande, de la désinformation, les mobilisations collectives, les interventions solennelles et la naissance des Plus fondamentalement, cette nouvelle configuration s’accompagne d’un autre élément clé, dont les conditions d’émergence demeurent obscures, la quantification des opinions[i].
La Renaissance et les théories de la raison d’État font émerger une grande variété de modèles de gouvernement de l’opinion. Cette approche pragmatique à visée conservatoire voisine bientôt avec des modèles normatifs à visée progressiste. Ces derniers sont articulés à la constitution d’un nouveau jugement esthétique, visible notamment dans l’expansion fulgurante du livre et de la presse (gazette) puis dans l’institutionnalisation d’un univers littéraire et théâtral au xviie siècle. Le siècle suivant donne à l’opinion publique ses titres de noblesse, si l’on peut dire. L’œuvre de Kant en particulier, à partir d’une théorie normative du public, d’une conceptualisation du droit d’auteur et d’une fondation nouvelle de la critique comme l’œuvre de Fichte – notamment à partir d’une philosophie de l’intersubjectivité – constituent deux cas exemplaires d’une contribution allemande décisive qui redéfinissent les contours, les principes et les conditions d’autorité et de légitimité d’un jugement public d’opinion[ii].
Le xixesiècle est sans contredit celui où l’opinion publique noue son sort à la quête de sa mesure, c’est le positivisme en action. L’opinion devient un objet que les sociologues disputent aux philosophes, tandis que l’argument si particulier de la quantité joue un rôle peu à peu déterminant dans la qualification d’une opinion commune[iii].
Du xviiie siècle et du xixe siècle, on peut prendre la mesure des changements qui viendront affecter de façon irrémédiable la théorie de l’opinion publique. Les révolutions américaines et françaises investissent les gouvernés d’un pouvoir d’élection et d’arbitrage, inscrits dans des formes et des procédures institutionnelles.
Pendant le xixe siècle, le droit de vote, par exemple, est accordé à un nombre croissant d’individus, donnant ainsi naissance au suffrage de masse.
D’autre part, l’industrialisation pousse les populations à gagner les villes, où le capitalisme les amène en politique. Il faut vraiment prendre en compte cette transformation majeure qui fait que le paysan serf devient ouvrier électeur et la proximité de l’égalité des conditions de vie deviennent moteur des rapports sociaux.
Du côté des savoirs en de telles matières, les sciences de l’Homme et de la société supplantent désormais la philosophie. L’opinion des gouvernés devient l’affaire des « sociologues, puis plus tard celle des sondeurs et encore plus tard, des communicateurs. L’idéal normatif de l’opinion éclairée des philosophes cède la place à l’observation empirique des alternatives et bientôt, à la mesure quotidienne de l’opinion publique[iv] ».
Pour terminer cette reconnaissance de terrain de l’opinion publique, nous croyons utile de citer à nouveau Dominique Reynié :
« Le souci de faire parler l’opinion publique, pour la connaître, puis tenter de la gagner à sa cause, n’est pas le propre des gouvernements. Il arrime tous les acteurs de la politique moderne, depuis la presse de masse jusqu’aux partis politiques, aux associations, aux syndicats, en passant par l’Église et les intellectuels, les corporations et les divers groupes de pression. L’opinion publique devient peu à peu la référence obligée de toute entreprise de revendication. Il faut savoir la ranger à ses côtés, savoir la mettre en mouvement, lui fixer une direction, lui attribuer un sens[v]. »
[i] Dominique Reynié et Loïc Blondiaux, « L’opinion publique. Perspectives anglo-saxonnes », Hermès, no 31, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 22.
[ii] Ibid. p. 23.
[iii] Loc.cit.
[iv] Dominique Reynié et Loïc Blondiaux, « L’opinion publique. Perspectives anglo-saxonnes », Hermès, no 31, Paris, CNRS Éditions, 2001, op.cit. p. 22.
[v] Dominique Reynié, Le triomphe de l’opinion publique : l’espace public français du xvie au xxe siècle, Paris, Éditions Odile Jacob, 1998, p. 219.