Revenir à la base : l’espace public
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Date: 13 avril 2020Auteur: Daniel Nadeau
Parfois, l’occasion de parler de choses sérieuses n’est pas toujours présente. Cela est bien souvent aride et suscite peu notre intérêt, hélas ! Malgré tout, je veux ce matin vous parler du concept d’espace public tel que Jürgen Habermas l’a imaginé. Un concept qui a été largement commenté et critiqué et qui fait encore aujourd’hui l’objet d’âpres débats dans les cercles spécialisés. Pour simplifier disons que pour Habermas il existe un lieu d’échanges et de débats entre gens raisonnables qui cherchent à obtenir le plus large consensus possible sur des sujets de société c’est l’arène de l’opinion publique qui est au cœur de nos débats démocratiques. Cette opinion publique qui est en fait le tribunal devant lequel les communicateurs et leurs clients comparaissent pour faire valoir leurs points de vue. Un tribunal qui a pour vecteur principal les médias.
Une étude menée par la professeure Anne-Marie Gingras de l’UQAM* a démontré que l’accessibilité à cet espace public commun était réservée aux élites et que plusieurs groupes n’y avaient pas accès. L’autrice de ce texte est professeure au département de science politique à l’Université du Québec à Montréal. Elle se spécialise en communication gouvernementale, en communication politique, en accès à l’information et sur les liens entre les médias et la politique. Elle a publié de nombreux articles et livres. Je note au passage les trois ouvrages suivants : Histoires de communication politique. Pratiques et état des savoirs au Québec, Médias et démocratie : le grand malentendu et Genre et politique dans la presse en France et au Canada. Outre ces livres, la professeure Gingras a collaboré à plusieurs autres ouvrages. Elle est l’autrice du présent article publié en 1995.
Son article est le résultat d’une réflexion théorique sur l’espace public contemporain agrémenté d’une cueillette d’informations auprès de journalistes québécois en exercice. Il s’agit en quelque sorte d’une recherche-action qui cherche à comprendre comment et de quelle façon l’espace public est accessible aux différents porte-paroles des acteurs sociaux prenant en compte que l’espace public contemporain est le lieu par excellence de l’exercice des droits démocratiques dans une société de masse.
Ce que cherche à savoir et à démontrer la professeure Gingras dans ce texte c’est le degré d’ouverture et d’accessibilité des acteurs sociaux à l’espace public dans les médias. Sachant bien sûr que les médias ne sont pas l’espace public, mais qu’ils ont un rôle de pivot dans notre système démocratique.
Une fois établit que les médias dominent et surplombent l’espace public, Anne-Marie Gingras pose l’idée que l’accessibilité à cet espace est un enjeu fondamental pour mesurer la vitalité de la vie démocratique : « Somme toute, l’accessibilité aux médias est conçue comme le prélude et la condition des débats démocratiques devant se tenir dans l’espace public. Notre réflexion sur l’accessibilité des médias comme espace public se fera en prenant comme un appui vingt-six entretiens semi-directifs réalisés auprès de journalistes québécois à Québec, Montréal et Ottawa en 1994. La recherche portait sur le concept plus vaste de l’opinion publique, ce qui a situé d’emblée les discussions sur les médias dans les rapports sociaux, autrement dit à un niveau sociétal. » À terme, les conclusions de cette courte étude indiquent qu’il existe des problèmes d’accessibilité des médias et « récusent donc la perspective idéale d’un espace public constitué par les médias, perspective qui découle de la théorie de la responsabilité sociale des médias. » (p. 19) « On reconnaît aussi que les élites ont facilement accès aux médias et que des groupes sont systématiquement défavorisés parmi lesquelles on nomme les jeunes, les femmes, les autochtones, les bénéficiaires de l’aide sociale, les chômeurs. » Les journalistes interrogés ont de la difficulté à admettre l’idée que l’espace public est fermé à certains acteurs sociaux, mais c’est la conclusion qui se dégage pour l’autrice. Par ailleurs, les codes, les réseaux de sociabilité sont autant de motifs qui expliquent cette non-accessibilité de certains acteurs sociaux à l’espace public dans les médias. Ce qui conduit l’autrice à conclure son article ainsi : « Dans leurs entrevues, les artisans et les artisanes de la presse qui ont participé à notre recherche laissent entendre que les fondements théoriques de l’espace public, tels qu’on les retrouve dans la législation et la réglementation, relèvent davantage de l’ordre de la fiction que de la réalité. Or, ces fondements servent à légitimer le fonctionnement du système politique dans les démocraties libérales, en laissant croire que la population joue un rôle important dans les décisions concernant l’organisation et les orientations sociétales. Notre étude des médias comme espace public laisse voir que les expériences des journalistes interrogés ne correspondent pas à cette perspective. »
* Anne-Marie, Gingras, Les médias comme espace public : enquête auprès des journalistes québécois dans Communication, Information, Médias, Théorie, vol. 16, no 2 décembre 1995, p. 14-36.