Le triomphe de l’opinion publique…
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Date: 14 avril 2020Auteur: Daniel Nadeau
Aujourd’hui, je veux partager avec vous le fruit de ma lecture du livre de Dominique Reynié, Le triomphe de l’Opinion publique. L’espace public français du XVIe au XXe siècle, paru en 1998 à Paris aux éditions Odile Jacob. Ce livre permet de bien comprendre comment est née l’opinion publique en France entre le 16e et le 20e siècle. Pour Reynié, c’est une question de lutte entre gouverner et consentir. Un livre passionnant qui m’a fait partager la conviction qu’une partie de l’histoire du monde s’écrit comme un récit de la lutte entre l’autorité et le consentement.
Le sujet de ce livre est passionnant. C’est le récit du fondement du pouvoir dans nos sociétés qui se traduit dans les faits par la lutte entre l’obéissance et le consentement. Ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Je n’utilise pas le féminin à escient puisque la question du genre est absente de cet ouvrage dans le récit que Reynié nous livre sur les efforts des gouvernements à travers l’histoire de France pour circonscrire et contenir la force du nombre.
À terme, ce que l’on voit se dessiner sous nos yeux c’est la naissance de la démocratie en France. On sent bien en lisant la thèse de cet auteur les métamorphoses décisives qui s’opèrent : de la foule au public, de l’action à l’opinion, de la place publique à l’espace public et de la manifestation aux sondages d’opinion. En fait, le vrai sujet de cet ouvrage est une question que pose Olivier Faron dans son compte-rendu paru en 1999 dans la revue Annales « Comment le nombre est-il au cœur de tout projet politique ou mieux, comment le nombre façonne-t-il la politique ? » (Oliver Faron, Histoire, économie et société, Année 1999, numéro 18, vol 3, p. 672.)
C’est un ouvrage qui tente de mettre à jour le concept difficile d’opinion publique. Concept polymorphe et aux contours multiples : « L’opinion publique compte certainement parmi les phénomènes les plus étranges de la politique démocratique. Convoquée presque chaque jour, elle impose une présence dont nulle constitution ne parle expressément. Puissance énigmatique, grande pourvoyeuse de blâmes et de louanges, de notoriété et de réputations autant que d’ambitions, d’espoirs ou de craintes, l’opinion publique semble pouvoir juger de tout. » (p. 11)
Au cœur de la rhétorique de l’auteur, on retrouve des arguties juridiques de type libérales. Dominique Reynié voit l’avènement de l’ordre démocratique comme un combat entre l’autorité et le consentement à travers les formes sociales et culturelles de la société française. Pour lui, tout est une question de circonscription. Circonscrire le nombre par des lois, mais aller aussi loin que peut permettre le consentement des gens soumis à ces lois. On le voit dans les divers chapitres en ce qui concerne des thèmes comme la liberté de se réunir, d’imprimer, d’opiner, de se regrouper. La force du nombre a toujours apeuré ceux qui gouvernent, il fallait donc circonscrire ce nombre. Ainsi donc par exemple la dissociation de la liberté de la presse et de la liberté d’association, de réunion et de manifestation. « En d’autres termes, ce n’est pas le contenu de l’opinion qui fait problème, mais la forme sous laquelle l’opinion est énoncée. L’énoncé est séditieux et dangereux quand il est donné dans l’ordre de la parole, parce qu’il implique une présence effective qui place l’auditoire dans un rapport plus favorable à la persuasion. En revanche, on conçoit avec moins de crainte l’opinion de l’écrivain quand bien même celle-ci serait séditieuse, car les effets dont elle est capable sont limités par le jeu d’un certain ordre social, où “l’homme vertueux” et “l’homme éclairé” apparaissent comme des opérateurs de modération. De la même , l’opinion imprimée suppose le raisonnement qui appelle la “réflexion”, présentée ici comme un obstacle à la propagation d’une opinion. Elle suppose un laps de temps favorable à l’obéissance. » (p. 102-103)
Cette citation donne bien le ton de l’ensemble du livre et montre la perspicacité de l’auteur à pourchasser les manifestations de règles qui régissent l’autorité et le consentement. Pour lui, la compréhension de l’opinion publique nécessite de délaisser des approches instrumentales, normatives ou proprement contemporaines. « Il faut ouvrir le champ. Cela permet alors d’apercevoir les liens qui associent étroitement l’opinion publique à la question centrale de l’ordre public. » (p. 12)
Ce qui fait dire à Reynié que : « le triomphe de l’opinion publique est d’abord le triomphe politique de l’Opinion, que réalisent l’introduction et la reconnaissance progressivement ostentatoire, d’un droit individuel de juger les actes publics de gouvernement. On peut en observer les progrès à travers les formes concrètes sous lesquelles il s’est réalisé, en une abondante série de textes règlementant les manifestations des opinions, du XVIIe siècle jusqu’à la veille du premier conflit mondial : liberté d’opinion, liberté de presse, liberté de l’affichage, liberté de réunion, liberté d’association. Au XIXe siècle, l’agencement de ces libertés aboutit à l’émergence d’un espace public duquel l’opinion publique tirera toute sa légitimité. » (p. 14)
L’étude des textes en profondeur par Reynié l’amène à conclure que : « En suivant le déploiement progressif de l’opinion publique, le régime républicain des libertés se présente sous un autre jour, comme le résultat très laborieux, relativement hasardeux, longtemps incertain, mais toujours résolument commandé par un problème pratique dont le monde ne pourrait tolérer qu’il restât sans solution : celui des conditions permettant le maintien de l’autorité sur d’imposantes masses humaines, d’autant plus capables de furieuses colères que le capitalisme attise les grands feux de la misère et du profit, et auxquelles la ville offre ses places, ses rues, ses rumeurs et ses rassemblements. L’analyse des conditions ayant présidé au triomphe de l’opinion publique met en lumière l’ambiguïté profonde d’une entreprise politique hasardeuse… » (p. 14 et 15)
Bref, dit Reynié, « À travers, le triomphe de l’opinion publique, la république apparaît alors devoir moins à l’exigence de libertés qu’à la puissance inouïe du marché, et infiniment moins aux grands théoriciens du contrat social ou de la séparation des pouvoirs qu’aux maximes sans auteur, sèches et par nature indiscutable de la raison d’État. » p. 15