Le Cas de François Bugingo : l’envers du décor

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Date: 2 juin 2015
Auteur: Daniel Nadeau

La semaine dernière, vous avez été nombreux à lire mon billet de blogue sur l’affaire Bugingo, des centaines. Cela m’a amené à vouloir y revenir un petit instant pour vous faire part de l’envers du décor. Cela est d’autant plus opportun que le principal intéressé a avoué sur sa page Facebook sans parler avec les journalistes. La boucle semble bouclée. N’empêche que l’on peut s’intéresser à l’envers du décor. Cela est toujours intéressant n’est-ce pas?francois bugingo 2

Le silence des employeurs médias
Ne trouvez-vous pas étrange le silence officiel des médias qui ont employé François Bugingo? Bien sûr, le journaliste et animateur, Benoît Dutrizac a parlé et a consacré son émission à faire le point sur la situation de son collaborateur et ami. Ce fut un moment vraiment difficile pour lui. Il a composé avec la situation de façon digne et avec l’esprit critique que nous lui reconnaissons. Il y a aussi Paul Arcand, l’animateur du matin à 98,5 qui a déploré, le 30 mai dernier, sur son fil Twitter le fait que François Bugingo passe aux aveux en faisant part de ses états d’âme plutôt qu’en répondant aux vraies questions. Arcand a déclaré que plusieurs zones d’ombres demeurent. Patrick Lagassé dans La Presse la semaine dernière invitait les gens à arrêter de frapper sur un gars à terre.

De nombreuses réactions, mais aucune déclaration officielle des employeurs de François Buguingo. Cela remet en perspective le témoignage puissant du professionnel de communication aguerri Michel Lemay dans un livre publié en décembre 2014 chez Québec Amérique intitulé : Vortex. La vérité dans le tourbillon de l’information. Dans ce livre, Michel Lemay discute des problèmes des médias d’information à rapporter les faits et dire la vérité du monde dans lequel nous habitons. Un livre remarquable qui a passé sous le radar, mais combien d’actualité aujourd’hui avec l’affaire Bugingo?

Le livre coup de poing de Lemay
Fort de son expérience chez Air Transat, Michel Lemay passe beaucoup de temps à faire le point dans le chapitre 5 de son livre sur l’affaire du vol 236 d’Air Transat. : L’Affaire Piché. Un film a même été tourné sur cet incident. C’est dire la capacité romanesque du fait. Lemay fait une démonstration convaincante du mauvais travail des journalistes dans ce dossier, preuves à l’appui. Il conclut en écrivant : « les résultats de l’enquête et de la vérification ont soulevé peu d’attention chez les journalistes. La presse était nettement moins intéressée, en 2004, à expliquer et rétablir les faits, qu’elle ne l’avait été à spéculer et inventer en 2001. » (p. 308)

Michel Lemay est catégorique : « le point de départ de ce livre, c’est de constater qu’une partie de l’information que nous livre la presse est fausse. Ou recueillie, mise en forme et présentée de manière à manipuler, ce qui revient au même. On travestit l’état des choses, on donne au public une image déformée des événements et on conditionne sa perception du monde. C’est aussi de constater que ceux qui font la nouvelle, les protagonistes, fournissent sans le vouloir la matière première dont la presse fait peu de cas : leur réputation. » (p. 9) Ce livre de Lemay est rempli d’exemples familiers comme le scandale des commandites, les accommodements raisonnables, de nombreuses histoires de faits divers et d’informations internationales. Un livre fascinant. Dans une entrevue à « Désautels le dimanche » magazine radiophonique animé par Michel Désautels, on a pu prendre la mesure de la crédibilité de l’auteur qui sans hargne aucune faisait le procès de l’information tel que nous la connaissons.

Nous vivons dans un monde peuplé d’informations fausses
L’auteur pose un jugement dur et sans appel sur le travail des médias d’information : « Ce que l’on constate c’est une culture de la simplification à outrance et de la mise en scène, une mouvance qui aime le spectacle, accepte l’invention, refuse la reddition des comptes, et dont les effets sont magnifiés par une fébrilité maladive, le désir de la gloire et la concurrence. Magnifiés aussi par ce qui se passe dans la zone grise, cette place publique virtuelle où les commentateurs de toutes sortes absorbent et régurgitent l’information en la déformant et l’amplifiant avec autorité. À la fin, l’histoire telle qu’elle circule n’a plus que des rapports ténus avec la réalité. » (p. 10)

Bien sûr, nous dit Michel Lemay, « Ce n’est évidemment pas toute l’information qui est fausse. La vaste majorité des journalistes fait de son mieux pour rendre compte honnêtement des événements. Mais les journalistes sont immergés, on aurait envie de dire coincés, dans un système, une culture, une mentalité qui ne changeront pas facilement. Et ce système tolère, voire cultive et met en vedette l’information fausse, avec laquelle doit cohabiter comme elle peut l’information honnêtement faite, qui ne part pas gagnante. » (p.10)

Le lien que je veux faire avec l’affaire François Buguingo est le suivant : les médias qui nous informent ne s’acquittent pas si bien de leurs responsabilités et le cas Bugingo est un prodrome, signe annonciateur, plutôt qu’un accident de parcours. Ce qui est encore plus vrai pour l’information internationale qui intéresse moins les lecteurs que nous sommes.

Les éléphants du Sri Lanka
Michel Lemay explique bien le phénomène en partant d’un fait catastrophe, un tsunami qui frappe le Sri Lanka. Une histoire invraisemblable qui fait état qu’aucun animal, les éléphants en particulier, ne sont morts dans l’événement. Il s’ensuit de nombreuses histoires de fable sur les instincts des animaux, leur sixième sens alors qu’en fait on a retrouvé plusieurs animaux morts à Sumatra. Cette information du quotidien français Libération n’est pas reprise par les autres médias, car elle tuerait la bonne histoire à la Walt Disney qui s’offre en pâture.

Lemay conclut à partir de cet exemple : « la gestation de cette information et son parcours dans l’écosystème médiatique mondial témoignent du fonctionnement parfois déconcertant de celui-ci. La nouvelle a été construite à partir d’une déclaration anecdotique à laquelle la presse a donné un caractère officiel. Les médias n’ont ni examiné, ni analysé la nouvelle, mais se sont plutôt tout de suite attachés à l’embellir et à la propager. Ils ont utilisé le pluriel pour parler de la source. L’histoire a été considérée comme fondée parce que tout le monde la répétait, pas parce qu’elle avait été vérifiée. Lorsqu’une information dissonante, mais plausible et finalement exacte, s’est présentée, elle a été jugée encombrante; elle a donc été ignorée ou brièvement tolérée, puis rejetée; c’est la version initiale, erronée, qui a survécu. » (p. 18)

Viser l’équilibre…
Le livre de Michel Lemay était en quelque sorte annonciateur de l’affaire Bugingo. Les journalistes ne sont pas responsables collectivement de la présence d’un tricheur parmi eux, pas plus que les politiciens d’ailleurs. Il reste néanmoins que les journalistes doivent composer avec un paradoxe celui d’être employé par des entreprises de presse avec des intérêts propres alors qu’ils ont le devoir de défendre le bien du public. Ce sont eux qui interrogent les sources en notre nom et qui nous représentent. Ils sont en quelque sorte nos gardiens et notre esprit critique. L’affaire Bugingo fait cependant la preuve que les faiblesses et les manques des entreprises de presse peuvent avoir de très graves répercussions sur la vie de celles et de ceux qui sont nos représentants et qui incarnent notre voix auprès de tous les pouvoirs. Voilà l’envers du décor de l’affaire Bugingo…

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