L’opinion publique : comprendre sa nature et son influence 2
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Date: 24 avril 2019Auteur: Daniel Nadeau
La thèse de Jürgen Habermas
De nombreux autres travaux d’historiens permettent de voir l’émergence de cette opinion publique à la même période en Angleterre. Le livre de Jean Raymond sur le développement des pamphlets en relation étroite avec les querelles religieuses et le développement des technologies d’imprimerie[i] est une autre illustration de ce phénomène.
Au xixe siècle, l’opinion publique prend forme. Il nous apparaît utile de proposer que l’opinion publique, telle que nous la connaissons dans sa définition contemporaine, est née avec les institutions parlementaires et elle accompagne le capitalisme dans son développement. C’est le sens, d’ailleurs l’essence même, du concept d’espace public que développera Habermas[ii]. C’est aussi l’opinion de Dominique Reynié[iii].
On peut voir cette importance de l’opinion publique au xixe siècle en observant, par exemple, le développement d’une presse grand public sous l’impulsion du développement des technologies d’impression, de la progression du taux d’alphabétisation et du mouvement d’agglutination de gens dans les villes. Hannah Barker, fait d’ailleurs ressortir très bien cette réalité[iv].
Le développement d’une opinion publique se voit aussi dans l’œuvre classique de l’historien anglais E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise au xixe siècle[v]. Au moyen de leurs diverses associations, les ouvriers et, tout particulièrement, les ouvriers spécialisés, la population ouvrière anglaise revendique sur la place publique l’amélioration de sa condition. C’est une véritable « prise de parole » de la classe ouvrière que l’on voit se dessiner dans l’ouvrage de Thompson. C’est en fait l’une des meilleures illustrations de la sphère plébéienne dont fait état Jürgen Habermas dans son texte sur l’espace public[vi].
Voyons ensemble comment Jürgen Habermas définit l’opinion publique et l’espace public.
Tribunal pour les uns, concept inopérant pour les autres[vii], les descriptions confuses sont nombreuses quand vient le temps de définir l’opinion publique. Pourtant, cette opinion publique est au cœur de notre vie démocratique. Réalité commune s’il en est une, l’opinion publique demeure un phénomène difficile à saisir. Elle a des contours flous et des interprétations diverses. La définition que nous retrouvons dans l’encyclopédie Universalis en témoigne éloquemment :
« L’opinion publique est un phénomène collectif, ce qui écarte de l’examen l’opinion privée, c’est-à-dire ce que les individus, ut singuli, pensent à propos d’une certaine question. C’est aussi une force sociale résultant de la similitude de jugements portés sur certains sujets portés par une pluralité d’individus et qui s’extériorise dans la mesure où elle prend conscience d’elle-même. Le point d’application de l’opinion publique n’est pas spécifiquement politique : il y a des opinions à propos d’un film, de la réalité des soucoupes volantes ou de l’opportunité d’un étalement des vacances. Cependant les problèmes politiques constituent le domaine privilégié de l’opinion publique : d’une part, du moins en démocratie, ils se présentent de manière à solliciter l’attention de tous; d’autre part, étant une force sociale, l’opinion est portée à faire prévaloir le point de vue dominant en le politisant[viii]. »
Cette opinion publique est largement présente dans notre quotidien et elle fait l’objet d’articles dans des encyclopédies. On l’évoque, on l’appelle à l’aide, on s’en sert comme outil de légitimation, mais jamais on ne l’explique. Il est temps maintenant de nous interroger sur la valeur du concept d’opinion publique pour un historien.
Pour Habermas, l’espace public naît de l’économie de marché libérale et de la création des institutions démocratiques.
« La sphère publique bourgeoise peut être tout d’abord comprise comme étant la sphère des personnes privées rassemblées en public. Celles-ci revendiquent cette sphère publique réglementée par l’autorité, mais directement contre le pouvoir lui-même, afin d’être en mesure de discuter avec lui des règles générales de l’échange, sur le terrain de l’échange des marchandises et du travail social – domaine qui reste essentiel privé –, mais dont l’importance est désormais d’ordre public. Le médium de cette opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans précédent dans l’histoire : c’est l’usage public du raisonnement[ix]. »
Pour Habermas, c’est par l’entremise du concept d’opinion publique que l’on peut véritablement comprendre le rôle de la sphère publique bourgeoise.
« Dans le contexte qui nous occupe, c’est pourtant l’autre sens d’opinion (sens différent que l’usage commun, qui signifie jugement incertain et incomplètement établi) qui est le plus intéressant : c’est-à-dire, l’opinion en tant que réputation, renommée, considération, bref, ce que l’on représente pour l’opinion des autres[x]. »
Habermas illustre, en page 41 de son livre sur l’espace public, la structure de la sphère publique bourgeoise au xviiie siècle à l’aide d’un schéma. Judith Lazar a reproduit ce schéma suivant de façon dynamique[xi].
Habermas explique :
« La ligne de démarcation entre l’État et la société, et qui dans le contexte qui nous occupe est fondamentale, sépare le domaine public du domaine privé. L’espace public se limite au pouvoir auquel s’adjoint la cour. Quant au domaine privé, il inclut aussi la « sphère publique » proprement dite, car elle repose sur les personnes privées. Au sein de ce domaine, imparti aux personnes privées, nous distinguons dans la sphère privée de la sphère publique. La première comprend la société civile en un sens plus restreint, c’est-à-dire le domaine de l’échange des marchandises et du travail social, ainsi que la famille et sa sphère intime. La sphère publique politique, quant à elle, est issue de sa forme littéraire, et les opinions publiques qui en émanent jouent un rôle de médiateur entre les besoins de la société et de l’État[xii].”
[i] Joan Raymond, Pamphlets and Pamphleterians in Early Modern Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 403 pages.
[ii] Jürgen Habermas, op.cit.
[iii] Dominique Reynié, op.cit.
[iv] Hannah Barker, Newspaper, Politics and Public Opinion in Late Eighteen Century England, Oxford, Oxford University Press, 2002, 352 p.
[v] E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, 1982
[vi] Jürgen Habermas, op.cit.
[vii] Pierre Bourdieu n’a-t-il pas écrit un article disant que l’opinion publique n’existe pas en ce sens qu’il jugeait peu productif sur le plan sociologique d’interroger des échantillons de la population sur des sujets dont les personnes interrogées n’avaient aucune information et aucune opinion et dont les réponses étaient sans signification. Il opinait aussi à l’effet que la mise en scène de sujets dans la vie sociale était une sorte de manipulation. Voir : Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, no 318, janvier 1973, aux p. 1295 à 1309. On peut aussi lire Patrick Champagne, qui a amplement développé ce même sujet dans une analyse beaucoup plus approfondie. Patrick Champagne, Faire l’opinion : le nouveau jeu politique, Paris, Minuit, 1990, 318 p. L’ouvrage de Loïc Blondiaux est aussi éclairant sur cette question puisqu’il lie le développement de l’industrie du sondage au positivisme et au développement des sciences psychosociales, notamment la théorie behaviorale développée dans les années vingt aux États-Unis. Voir : Loïc Blondiaux, La fabrication de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998, 601 pages.
[viii] « Opinion publique », dans Encyclopédie Universalis, version 9, 2004.
[ix] Jürgen Habermas, L’espace public…, op.cit., p. 38.
[x] Ibid.
[xi] Judith Lazar, op.cit., p. 17.
[xii] Jürgen Habermas, op.cit., p. 41.