L’opinion publique : comprendre sa nature et son influence 3
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Date: 25 avril 2019Auteur: Daniel Nadeau
Les pourfendeurs d’Habermas
Malgré l’intérêt et la pertinence de la thèse de Jürgen Habermas sur l’espace public, il faut noter au passage des voix discordantes. Ainsi, des auteurs reprochent à Habermas l’exclusion des femmes de son hypothèse. C’est d’ailleurs lui qui nous en fait mention dans une préface inédite écrite en 1993 :
« Ainsi, se révèle clairement le fait que l’exclusion des femmes a été un élément constitutif de la sphère publique politique, au sens où celle-ci n’était pas seulement dominée par les hommes de façon contingente, mais déterminée, dans sa structure et son rapport à la sphère privée, selon un critère sexuel. De façon différente de l’exclusion des hommes défavorisés, celle des femmes joua un rôle constitutif dans la formation des structures de la sphère publique[i]. »
Habermas cite la contribution de Carol Pateman. Celle-ci déconstruit les justifications de l’État de droit démocratique issues de la théorie du contrat pour démontrer que le droit rationnel ne soumet à la critique que l’exercice paternaliste du pouvoir afin de moderniser le patriarcat sous la forme d’un pouvoir fraternel.
« Le patriarcat a deux dimensions : la dimension paternelle (père/fils) et masculine (mari/femme). Les théoriciens politiques peuvent analyser l’issue de cette bataille théorique comme une victoire de la théorie du contrat parce qu’ils restent silencieux sur l’aspect sexuel et conjugal du régime patriarcal, qui apparaît non-politique ou naturel[ii]. »
Un autre auteur, Goulder, ne pense pas autrement :
« L’intégration du système familial patriarcal au système de la propriété privée constituait le fondement essentiel du privé; une sphère qui n’avait pas de façon routinière à rendre compte d’elle-même, ni en fournissant des informations sur sa conduite ni en présentant de justification, la propriété privée et le patriarcat constituant donc indirectement le fondement du public[iii]. »
Habermas répond à ces critiques en les trouvant fondées et il cite Michel Foucault pour appuyer ses dires :
« Assurément, cette analyse incontestable ne dément pas les droits à l’intégration et à l’égalité illimitée, incorporés dans la compréhension que la sphère publique libérale a d’elle-même; au contraire, elle les exige. Foucault comprend les règles de formation des discours de pouvoir comme des mécanismes d’exclusion qui constituent chaque fois leur Autre. Dans de tels cas, il ne peut y avoir de communication entre le dedans et le dehors. Il n’y a pas de langage commun entre ceux qui tiennent ce discours et ceux qui le contestent. On peut de cette façon comprendre le rapport de la sphère publique représentative du pouvoir traditionnel à la contre-culture relative au peuple : le peuple devrait manifester et s’exprimer dans une autre culture. Pour cette raison, la culture et la contre-culture étaient ici l’une et l’autre tellement liées que l’une a sombré avec l’autre. En revanche, la sphère publique bourgeoise s’articule sur des discours auxquels non seulement le mouvement ouvrier, mais aussi son autre exclu, donc le mouvement féministe, pouvait se rattacher pour les transformer en structures de la sphère publique elle-même. Les discours universalistes de la sphère publique bourgeoise étaient placés, dès l’origine, sous des prémisses auto-référentielles; ils ne pouvaient rester immunisés contre une critique interne, car ils se distinguent des types de discours de Foucault par leur potentiel d’auto-transformation[iv]. »
Habermas, dans cette importante mise au point, discute aussi de l’évolution de son concept avec la transformation de l’État et des mutations structurelles de l’économie et des rapports sociaux.
Pour Habermas, les mutations structurelles de la sphère publique s’inscrivent dans le processus de transformation de l’État :
« Cette construction constitutionnelle de la relation entre une puissance publique grandissante, les libertés à une société comme sphère, des échanges économiques (witschaftsgesellshaft) organisés selon le droit privé est redevable, d’une part, à la théorie libérale des droits fondamentaux de la période du Vormärz (période antérieure à la Révolution de 1848) qui – avec une intention clairement politique – a soutenu une séparation rigide entre droit public et droit privé, et, d’autre part, aux conséquences de l’échec de la « double révolution allemande de 1848-1849 (Wehler), c’est-à-dire au développement d’un État constitutionnel sans démocratie[v]. »
Si le modèle allemand accuse un certain retard démocratique, c’est que « l’État, comme organisation de la domination, reposait pour ainsi dire en lui-même, c’est-à-dire sociologiquement porté par la royauté, la bureaucratie et l’armée, en partie aussi par la noblesse en tant que telle, il était séparé, sur le plan organisationnel et institutionnel, de la société représentée par la bourgeoisie[vi]. »
[i] J. Habermas, op.cit., à la p. ix
[ii] Ibid.
[iii] Cité par J. Habermas dans L’espace public, op.cit., à la p. ix. A.W. Gouldner, The Dialectic of Ideology and Technology, New York, 1976, à la p. 103.
[iv] J. Habermas, op.cit., à la p. x.
[v] Ibid.
[vi] Ibid, à la p. xi.