Les émotions et l’opinion publique
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Date: 24 octobre 2018Auteur: Daniel Nadeau
Celles et ceux qui lisent régulièrement ce blogue savent comment je suis préoccupé par des phénomènes comme la spectacularisation des médias, la société du spectacle, la fuite en avant dans le consumérisme et de l’impact de ces phénomènes sur la qualité de notre vie démocratique et sur le vide que cela entraîne dans nos rapports en vue de notre vivre ensemble.
Dorénavant, il faudra ajouter à mes lubies celle de la montée dans l’espace public québécois de la stratégie des émotions. Anne-Cécile Robert vient de publier un livre chez Lux éditeur intitulé : La stratégie de l’émotion. La journaliste du Monde diplomatique et spécialiste de l’Afrique et des institutions européennes nous livre un essai fort édifiant sur la place des émotions dans l’espace public et la façon dont ces dernières sont mises à contribution pour assurer le contrôle social d’une classe dominante. Madame Robert montre que tout comme La stratégie de choc montrée par Naomi Klein, la stratégie de l’émotion constitue un moyen de contrôle social. Dans son essai, l’autrice nous fait la démonstration de ses manifestations dans notre vie démocratique. Elle y fait mention du narcissisme compassionnel des réseaux sociaux, des discours politiques populistes assimilés à des prêches, du triomphe du fait divers dans les sphères médiatiques et des mises en scène de plus en plus fréquentes de la souffrance et du désespoir.
Anne-Cécile Robert nous invite à reconquérir les mots pour assurer notre véritable liberté :
« Tous les mots sont à reconquérir, à commencer par celui de liberté qui ne consiste pas seulement, comme le laissent entendre les clairons de la société de consommation, à pouvoir choisir son forfait de téléphone mobile ni à pianoter entre des applications utiles et coûteuses sur sa tablette. La liberté se rapporte à une vision de l’être humain et à une ambition pour ses progrès. Même l’humanisme est galvaudé par l’humanitarisme et le droit de l’hommisme, d’aucuns se persuadant qu’être humaniste consiste à cliquer sur l’icône de donner du site d’une ONG, juste sous la photo du petit enfant qui meurt de faim. Or, l’humanisme plonge en réalité ses racines dans la philosophie antique, transite par les cités républicaines de la Renaissance italienne, et s’épanouit au XVIIIe siècle avec les Lumières. Il repose sur l’idée, si peu présente dans le débat public de nos jours, d’émancipation. Il s’agit donc de retrouver une vision positive de l’homme quand domine un pessimisme très réactionnaire, que l’on retrouve chez des personnalités comme Bernard-Henry Levy : l’homme serait mauvais par nature et il faudrait s’en prémunir. La dictature de l’émotion remplit une double fonction dans ce débat : en avilissant l’homme, elle confirme le diagnostic des ennemis de l’humanisme; en jouant la carte de l’attendrissement, elle offre une compensation conservatrice à ce triste constat. » (Anne-Cécile Robert, La stratégie de l’émotion, Montréal, Lux éditeur, 2018, p.169-170, 170 p. [Lettres libres])
Il faut comme le rappelle l’auteur faire nôtre le mot de Sénèque : « Quand vous aurez désappris à espérer, vous apprendrez à vouloir » (loc.cit.). Il faut croire en l’humain et refuser de nous laisser endormir comme cette histoire de la grenouille qui se laisse cuire dans une marmite d’eau qui chauffe lentement. La raison et l’émotion ont une place de choix, mais dans un bel équilibre d’intelligence émotionnelle.